Perspectives du marché pétrolier dans le contexte actuel
Le 7 mai dernier, KMH Gestion Privée a reçu Barthélémy DEBRAY, responsable du marché actions chez SILEX et spécialiste des questions énergétiques. Pour rappel, KMH Gestion Privée, située à Lyon, est une société de conseil en gestion de patrimoine qui fait partie de notre groupe Hubsys. Voici un résumé de cette interview, sur les perspectives du marché pétrolier et ses probables conséquences dans le contexte actuel.
Que s’est-il passé ces deux derniers mois ?
Nous vivons aujourd’hui quelque chose d’exceptionnel. En effet, depuis l’avènement du marché du pétrole, la demande mondiale en pétrole n’avait encore jamais baissé. Malheureusement, la production a été brusquement stoppée pendant cette crise. L’OPEP, qui est l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole s’est réunie deux fois. La première fois, elle a décidé de ne pas baisser la production, mais la deuxième fois, un accord historique de baisse de 10 millions de barils par jour s’est mis en place. Pour bien se rendre compte, 10 millions de barils correspondent à la production de l’Arabie Saoudite à elle seule. Cette baisse internationale est donc réellement importante.
D’autre part, le ralentissement économique auquel nous avons assisté a été extrêmement violent. D’ailleurs, plus violent que ce que nous avons eu par le passé. Tous les actifs cycliques quels qu’ils soient ont souffert et la demande actuelle de pétrole est corrélée à cela.
Pourquoi le prix du pétrole est aujourd’hui si bas ?
Le contexte pétrolier a très largement évolué depuis environ 5 à 7 ans. En effet, en quelques années, les Etats-Unis sont devenus les premiers producteurs de pétrole au monde. Ils sont donc passés d’un statut de net importateur à un statut de net exportateur. Ceci est lié principalement à ce que l’on appelle le gaz de schiste, qui est un pétrole extrait sous la terre, dans des puits de gaz.
Cela a chamboulé l’équilibre de l’offre et de la demande. En effet, nous avions à la base une hausse de l’offre assez importante. Jusqu’en 2014-2015, l’exploration et la production étaient en très forte augmentation. Depuis, les différents acteurs ont provoqué un changement de paradigme relativement fort, et ce, pour limiter et contraindre la croissance de la production (sauf au niveau du gaz de schiste). Nous sommes donc arrivés dans cette phase du Covid-19 avec un déséquilibre existant de l’offre et de la demande.
A cela s’est ajouté un choc de croissance très fort, qui a encore plus déséquilibré la situation. L’addition de ces éléments explique donc cette chute assez vertigineuse du prix.
Il faut savoir que les productions de barils continuent de produire quoi qu’il se passe. En effet, arrêter un puit coûte très cher. De plus, il est très compliqué de baisser la production. Par ailleurs, si personne ne souhaite acheter leurs barils, les sociétés pétrolières seront prêtes à les vendre à un prix encore plus faible. L’élasticité du prix par rapport à la demande est donc très élevée sur le pétrole.
Que s’est-il passé dans un premier temps ?
Les Saoudiens et les Russes sont ceux qui produisent un pétrole à bas coût. Et contrairement à eux, le gaz de schiste a le coût de production le plus élevé. Ce pétrole américain a beaucoup abîmé l’équilibre offre et demande. Les Saoudiens et les Russes avaient donc besoin de récupérer de la part de marché.
La chute des prix a été orchestrée par les saoudiens et les russes dans l’optique de faire défaut à la production américaine. Etant donné que les Saoudiens et les Russes ont les coûts de production les plus faibles, faire une guerre des prix et de l’offre est relativement facile pour eux. Cela a tout de même un impact et nous l’avons vu dans le passé. Mais, faire cette guerre des prix et de l’offre au moment où il y a un choc sur la demande est absolument fantastique. En effet, cela décuple complètement les effets.
Par ailleurs, les prix ont énormément chuté, car les stockages étaient pleins. Comme dit précédemment, les puits ont continué de fonctionner, car cela est très compliqué de les arrêter et cela coûte très cher. Compte tenu de la situation, personne ne voulait acheter de barils. Mais il n’y avait plus de terminaux pour les stocker. Il a donc fallu payer pour que d’autres acteurs du marché récupèrent ce pétrole.
Pourquoi cette baisse massive de la production n’a pas eu de répercussion plus forte sur le marché ?
Rappelons-nous qu’il n’y a pas un seul prix pour le pétrole. En effet, il y a une courbe des futurs. Les prix à court terme sont plus faibles que les prix à long terme. Cela veut dire que le choc de demande est un choc temporaire. L’économie a ralenti fortement, mais va finir par ré-accélérer.
En effet, la production de barils a baissé de 10 millions de barils par jour simplement parce qu’il n’y avait pas d’autres choix. Encore une fois, il n’y avait pas de demande et pas de stockage. Nous verrons l’impact de cette baisse de production dans 6 à 12 mois. Mais c’est plutôt un effet d’annonce, car il n’y a pas eu de coupe de production à proprement parlé.
Ce qui est important en termes de perspective pour le prix du pétrole, c’est de se dire que les stocks sont élevés, mais le marché, d’une façon ou d’une autre, va atteindre son point bas avant les fondamentaux. Cela veut dire que les prix commencent à repartir avant même que les fondamentaux ne s’améliorent. C’est le cas pour tous les types de marchés.
Cette crise est une crise temporaire. Le pic de destruction de demande est passé. Toutes les économies du monde se déconfinent. Aujourd’hui, nous sommes donc dans une situation qui se stabilise et qui s’améliore. C’est pour cela que le prix commence à remonter. Les marchés regardent à long terme (à 6-12 mois). Ils anticipent donc le futur. Et si nous sommes dans une phase de stabilisation, dans 6 à 12 mois, on peut imaginer que les stocks commenceront à baisser et que la demande commencera à repartir.
Quelle est la différence entre le WTI et le Brent ?
Le WTI est le pétrole américain. Celui-ci connaît actuellement un problème de stockage, notamment à Cushing, dans l’Oklahoma. Et la surproduction et le manque de place ont poussé certains producteurs à vendre leurs barils à des prix plus faibles.
Le Brent, qui est le pétrole européen, ne subit pas la même pression aujourd’hui.
Le gouvernement américain ou la FED sont-ils dans la capacité de sauver leur position de leader et leurs sociétés pétrolières ?
Non, ils ne peuvent pas sauver leurs sociétés pétrolières, et ce, pour diverses raisons. En regardant l’industrie du gaz de schiste aux Etats-Unis sur les 10 dernières années, le cumul des flux négatifs de trésorerie de la part de toutes les sociétés du secteur atteint environ 150 milliards de dollars. Ces 150 milliards ont été financés grâce à de la dette bancaire et via des actionnaires. Mais cela ne va plus se produire, car le gaz de schiste n’a pas délivré de retour sur investissement et de cash-flows. Encore une fois, c’est un pétrole qui coûte très cher à extraire.
D’autre part, les premiers barils sont relativement peu chers à extraire, mais ce n’est pas le cas pour les suivants. Effectivement, ils coûtent de plus en plus chers. Cela complique donc cette industrie. De plus, à priori, beaucoup de puits vont être encore moins générateurs de liquidités dans le futur, puisque les barils les plus rémunérateurs sont déjà sortis de terre. C’est d’ailleurs pour cela que les Russes ou les Saoudiens ont fait cette attaque pendant ce choc de demande. En effet, cette industrie de gaz de schiste, dans un monde capitaliste « équilibré », ne devrait pas exister.
Nous sommes en ce moment en période électorale, Donald Trump va donc faire des annonces. Il va évidemment tenter de sauver une partie de cette filière, car c’est une base électorale assez importante pour lui. De plus, cette filière donne beaucoup d’emplois. Il y a donc un enjeu stratégique. Le gaz de schiste va continuer. Mais est-ce que les Etats-Unis vont rester net exportateur de pétrole ? Je ne pense pas. Ce qui est sûr, c’est que tout le capital privé ne voudra plus financer ces puits-là.
Quel est l’impact du trafic aérien sur le marché pétrolier et sur la demande ?
Il faut bien séparer les effets et les impacts de court et de moyen terme. Le tourisme et le transport de personne vont être largement réduits. Nous n’allons pas revenir au niveau pré-crise avant probablement 12 mois.
Concernant le FRET (prix du transport des marchandises), on peut évidemment se dire que l’on va réimporter de la production en Europe et aux Etats-Unis. Mais cela ne va pas se faire du jour au lendemain, car ce sont des ajustements qui prennent du temps. De plus, il y a des logiques économiques derrière. Il faudra donc s’assurer que les productions continuent.
Aujourd’hui, la demande associée aux transports aériens est de 15 à 20 %. Il y aura donc forcément un impact. Mais n’oublions pas que la demande de pétrole augmente en permanence.
Est-il envisageable qu’une baisse de la tendance sur les énergies fossiles à terme profite aux énergies renouvelables ? Et si oui, sera-t-elle d’une ampleur suffisante pour réduire notre dépendance au pétrole ?
Je ne pense pas que cela soit possible. Il y a en effet pleins d’annonces politiques sur le sujet, car c’est dans l’air du temps. Mais il y a une hypocrisie autour de cela. Si nous regardons aujourd’hui le stock d’énergie renouvelable produit, que ce soit sûr de l’éolien et sur d’autres énergies plus propres, ça n’est pas possible. L’équation ne fonctionne pas en l’état. Cette prise de conscience écologique est très bien, car c’est un préalable aux changements. Et, elle fonctionnera peut-être dans 30 ou 40 ans, mais dans l’état actuel des choses, peu de gens sont prêts à changer leur façon de vivre (ne plus prendre l’avion pour partir en vacances par exemple).
La Chine refuse de signer le protocole Kyoto, et l’inde n’est pas d’accord pour mettre en place un certain nombre de critères de consommation énergétique. Pourquoi ? Tout simplement car ils veulent croître autant que nous l’avons fait pendant 30 ans. Cela est d’ailleurs assez légitime dans un sens. Ne nous attendons donc pas à ce que les pays émergents réduisent leur consommation d’énergie, car ils ont besoin de celle-ci pour croître.
Dans ce contexte, comment sont positionnés les sociétés pétrolières ? Ont-elles les reins suffisamment solides pour passer le creux de la vague ?
Il faut bien distinguer les différents acteurs. La plupart des grosses sociétés pétrolières se sont fait peur en 2014. Elles ont du coup complètement changé leur management. Nous étions plutôt dans une course à la croissance de production et aujourd’hui, nous sommes passé dans une course où il faut générer du cash-flow. Il y a donc eu une baisse drastique de coût de production au profit d’une génération de trésorerie. Aujourd’hui, les sociétés pétrolières, comme Total par exemple, sont en bien meilleures positions qu’elles ne l’étaient il y a 10 ans. Total n’a actuellement quasiment pas de dette, car elle a été très prudente et très conservatrice. En effet, elle voulait pouvoir racheter des actifs peu chers à la prochaine crise. D’ailleurs, elle a maintenu son dividende.
Il est aussi important de parler de cette vague ESG et de l’Investissement Socialement Responsable. Effectivement, il y a une décote de valorisation pour les actifs qui ne répondent pas à ces contraintes-là. Et faire des trous dans le sol pour extraire du pétrole ne rentre pas dans la bonne case. Je vous parle de ça, car c’est assez intéressant. Pour Total, il est important de payer son dividende, car cela renvoie un message de confiance. Ils ne sont peut-être pas ESG, mais il continue de payer le dividende. Ce message est très fort pour les investisseurs.